Projet vs. Planification ? Faux débats et manipulations dans l’urbanisme
Publié le 11 Mars 2014
Dans les débats professionnels sur l’urbanisme et les urbanistes, la notion de « Projet » fait régulièrement son apparition dans certains discours. Ce terme, emprunté au champ lexical professionnel de l’architecture, renvoie à une notion floue, qui a succédé à la notion datée et teintée d’approche centralisatrice et descendante de « Plan »[1]. Plus qu’une illusoire définition exacte de l’expression « Projet urbain », l’analyse de l’utilisation du terme, voire de sa manipulation, nous renseigne davantage sur les motivations des défenseurs d’un « urbanisme de projet » en amont d’un « urbanisme réglementaire ».
Le Dictionnaire Larousse propose plusieurs définitions du terme « Projet » :
- But que l'on se propose d'atteindre : Un projet chimérique.
- Idée de quelque chose à faire, que l'on présente dans ses grandes lignes : Son projet a été accepté.
- Première ébauche, première rédaction destinée à être étudiée et corrigée : Un projet de roman.
- Tracé définitif, en plans, coupes et élévations, d'une construction à réaliser (machine, équipement, bâtiment, aménagement urbain, etc.). [Le tracé initial, à partir des études préliminaires, est l'avant-projet.]
- Étude de conception de quelque chose, en vue de sa fabrication.
La notion de projet renvoie donc à l’idée d’un concept, d’une création (individuelle ou collective) a priori. Voulu comme cohérent et homogène, du moins comme un objet fini, le projet doit être limité dans le temps et représenté, généralement par une image.
Les grands défenseurs de l’urbanisme de projet et du projet urbain, généralement issus des milieux de la conception (architectes et paysagistes principalement) manipulent cette notion pour transposer leur grille de lecture professionnelle à d’autres objets que ceux pour lesquels ils ont été formés (bâtiments et espaces publics). C’est ainsi que le projet urbain a généré des nouvelles approches comme l’architecture à grande échelle ou l’architecture des territoires.
L’urbanisme de projet suppose une capacité à mobiliser des compétences en conception et un esprit créatif qui seraient notamment mis en œuvre par les concepteurs de bâtiments et d’espaces publics. En quelque sorte, le projet est le Cheval de Troie des architectes pour aborder de nouveaux objets comme la planification urbaine par exemple.
Certains défenseurs du projet urbain, surfant sur l’ambiguïté de la notion, vont même jusqu’à prôner le placement du projet en amont de la planification et de ses règles. En d’autres termes, la règle est vécue comme un frein et une contrainte. Pour ôter cette contrainte, les défenseurs du projet en urbanisme souhaiteraient que ce dernier façonne les règles du jeu et non le contraire ; une manière insidieuse de s’affranchir du droit commun.
Cette approche questionne tout d’abord certains fondamentaux démocratiques, le projet étant une création relevant d’un individu ou d’un groupe d’individus motivés par un intérêt particulier (exemple : une agence d’architecture motivée par le développement de son activité commerciale).
Si la planification urbaine, politique publique mise en œuvre par l’État et les collectivités locales, doit s’adapter au projet urbain, création privée (individuelle ou collective), il convient alors de questionner le caractère démocratique de la production de l’espace.
Loin d’ignorer les rigidités et les incohérences des règles de planification urbaine, l’objectif est aujourd’hui d’assurer une bonne communication entre ces deux ensembles, sans les mettre dos à dos. Le planificateur doit éditer des règles claires, simples et compréhensibles par les concepteurs. Il ne faut en revanche pas tomber dans l’extrême-inverse en inféodant le droit au projet.
Ce rapprochement entre projet et planification est malheureusement l’occasion pour certains professionnels peu scrupuleux de surfer sur l’ambigüité en confondant de manière confuse projet et planification, pour mieux vendre leurs services…
Dans le domaine de l’urbanisme, l’instrumentalisation du projet est notamment un argument de vente pour certains bureaux d’études d’architecture, souhaitant se positionner sur la production de documents de planification (Plans locaux d’urbanisme, Programmes locaux de l’habitat, Schémas de cohérence territoriale, etc.) et d’études d’assistance à maîtrise d’ouvrage en urbanisme.
Plus qu’une démarche volontaire, il s’agirait plutôt d’une déformation professionnelle de la part de structure en pénurie d’activité sur leurs périmètres traditionnels (bâtiments et espaces publics). Ces dernières transposent leurs produits sur des nouveaux marchés et utilisent donc leurs arguments et leur savoir-faire habituels.
À plusieurs égards, le lobbying autour de la notion de projet dans l’urbanisme peut être en partie interprété comme une tentative de percée dans le domaine de l’assistance à maîtrise d’ouvrage en urbanisme de la part d’agences d’architecture, souhaitant sécuriser leur activité.
La percolation de la notion d’urbanisme de projet auprès des maîtres d’ouvrage est séduisante, d’autant plus que le caractère provisoire (fini dans le temps) d’un projet peut coïncider avec un calendrier électoral.
La montée en puissance de l’intercommunalité et le renforcement des capacités de maîtrise d’ouvrage des collectivités sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire impliquent un recours moindre, du moins une modification des besoins en conseil et assistance des collectivités de la part de bureaux d’études externes.
La production de tout ou partie des Plans locaux d’urbanisme intercommunaux en régie (directement par les services des collectivités et leurs agences d'urbanisme) inquiète les gérants de petites structures hybrides (architecture + urbanisme) qui utilisaient la production de PLU à moindre coût comme des dépenses de développement pour obtenir ensuite des contrats de maîtrise d’œuvre dans les communes pour lesquelles ils avaient produit, pour ne pas dire bradé, les PLU.
Le Président de l’Office professionnel de qualification des urbanistes (OPQU), mais également la Société française des urbanistes (SFU) se sont largement faits échos de la faiblesse des coûts des études urbaines, renvoyant la responsabilité aux seuls élus locaux, dans des discours dont le ton pouvaient parfois relever du poujadisme (au sens figuré du terme).
Le problème est plus complexe. Sans une maîtrise d’ouvrage forte dans l’urbanisme, les collectivités n’avaient peu ou pas connaissance et conscience des enjeux territoriaux et urbains sur leur périmètre. D’un autre côté, l’utilisation abusive, de l’AMO en urbanisme comme outil de développement d’autres activités (maîtrise d’œuvre, division de terrains, etc.) a généré un phénomène conjoint de dumping sur le coût des études urbaines, l’urbanisme ne représentant pas le cœur d’activité de ces structures.
Dès lors que la maîtrise d’ouvrage publique en urbanisme verra ses capacités renforcées, la nature de la commande dans ce domaine évoluera indéniablement. L’offre d’AMO urbaine devra donc effectuer un saut qualitatif considérable, militant pour de véritables structures de conseil de haut niveau dédiées à l’urbanisme, à l’image des agences d’urbanisme, structure parapubliques de conseil et d’assistance à maîtrise d’ouvrage auprès des collectivités.
L’urbanisme ne plus aujourd’hui être le supplément d’âme commercial de structures dont l’activité et la motivation premières sont la vente de prestations de maîtrise d’œuvre. Au fur-et-à-mesure du renforcement de la maîtrise d’ouvrage publique en urbanisme au sein des collectivités, le niveau des exigences progressera, générant un besoin de conseil de haut niveau pour des coûts plus élevés.
Il s’agit d’un cercle vertueux militant pour une filière professionnelle autonome de l’urbanisme.
[1] Voir à ce sujet INGALLINA Patrizia, 2008 (reed.), Le projet urbain, Paris, Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, p.7 :
« La notion de plan, autrefois largement employée par les acteurs – décideurs de l’aménagement et de l’urbanisme, en France, a été actuellement supplantée par la notion de projet urbain. Cette expression était déjà à la mode dans les années 1970, principalement employée par les architectes comme synonyme de “ composition urbaine ”. Ils y associaient aussi l’idée d’un projet d’architecture “ à grande échelle ”. Autrement dit, la notion de “ projet ” classique, processus technique du ressort de l’architecte, l’emportait sur celle, plus large, d’ “ urbain ” qui se réfère à la ville et qui renvoie de ce fait à des compétences multiples et donc pas uniquement aux problèmes d’organisation spatiale. Cette double dénomination de “ projet ” et d’ “ urbain ” a favorisé une certaine ambiguïté de la notion. »